CHAPITRE XIX

Il nie faut maintenant résumer quelque peu la relation des événements qui suivirent. Car vous entendrez d’autres témoins qui compléteront mon récit. Vous entendrez Luigi, dont vous connaissez déjà le « journal » qu’il a tenu pendant sa captivité. Vous entendrez Mihiss, son étrange épouse, et ce sera pour vous une sensation que de la voir sur vos écrans. Sarahor et Mra, que vous verrez et entendrez aussi, vous étonneront bien davantage encore. Et ce n’est pas tout. Vous aurez des surprises…

Dès qu’il fut dans sa cabine, Pflat nous demanda de le laisser se reposer quelques heures. Il éprouvait le besoin, nous dit-il, de se ressaisir et de se recueillir.

Pendant ce temps-là, j’ai tenu une conférence avec les dix membres de mon expédition et avec les quatre rescapés. Je désirais que nous mettions au point la conduite que nous allions tenir à l’égard de Pflat.

Mes compagnons de l’expédition – et aussi l’équipage de l’astronef – n’éprouvaient, je dois le dire, que haine et colère envers les Bomors. Pflat leur avait paru absolument répugnant. Ils le considéraient non pas comme un hôte, mais comme un prisonnier à qui il faudrait extorquer par tous les moyens le maximum de renseignements. Seul Serej, qui m’avait accompagné sur la planète Rrfac et avait assisté à ce qui s’y était passé, commençait à voir les choses un peu différemment.

Tous étaient étonnés que je n’aie rien tenté pour délivrer les captifs qui se trouvaient à Bophal. Avec beaucoup de courage, ceux qui étaient à bord de notre astronef s’étaient montrés prêts à risquer leur vie dans une opération même dangereuse.

Je leur fis part de la scène extraordinaire que je venais de vivre. Je leur dis qu’une attaque contre Bophal avec notre unique vaisseau eût été absolument sans espoir. J’ajoutai qu’il n’était toutefois pas question d’abandonner les malheureux prisonniers à leur sort, et que c’était précisément parce que je pensais à eux que j’avais voulu emmener Pflat. Je les informai alors des engagements que j’avais pris envers celui-ci et, usant de ma qualité de chef, je leur donnai l’ordre de respecter eux-mêmes ces engagements.

J’entendis quelques murmures. J’exigeai alors un serment. Ils finirent par le donner. J’étais désormais tranquille de ce côté-là.

Mon ami Luigi et les trois humanoïdes avaient suivi cette scène avec quelque gêne, mais n’étaient pas intervenus. Luigi dit alors :

— Nous approuvons pleinement l’attitude de Georges Klink. Et croyez bien que nous savons mieux que vous à quoi nous en tenir sur la race de cette planète.

Cette déclaration fit impression. Je pus alors développer les idées que j’avais en tête. Je parlai en ces termes :

— Nous allons regagner Urfa, puis la Terre, et nous emmenons avec nous un représentant de la race des Bomors. Un hôte, je le répète, et pas un prisonnier. J’ignore encore s’il voudra nous donner des indications de nature à faciliter la délivrance ultérieure des captifs. J’en doute. Ce n’est d’ailleurs pas pour cela que je l’ai emmené.

— Dans ce cas, à quoi peut-il bien nous servir ? demanda un de mes subordonnés.

— C’est à cela que je vais en arriver. Les idées que je tiens à vous exposer, je les ai soumises, lorsque je suis allé sur la terre pour préparer cette expédition, à quelques savants et à quelques représentants du pouvoir qui sont tombés d’accord avec moi. Un premier point nous paraît acquis : les Bomors, dans l’état où ils sont présentement, et pour une durée extrêmement longue – à supposer qu’ils ne finissent pas par périr tous à plus ou moins brève échéance – ne constituent pas un danger pour notre civilisation. Les kidnappings qu’ils ont effectués sur certaines de nos planètes sont insignifiants sur le plan statistique. Nous pourrions, maintenant que nous savons de quoi il en retourne, nous désintéresser de la question s’il n’était dans nos principes de ne jamais abandonner des êtres humains en péril. Je n’oublie pas pour ma part que mon frère André et quelques-uns de mes meilleurs amis sont aux mains des Bomors. Alors, que pouvons-nous faire ?

« Nous ne pouvons, à mon sens, envisager que trois solutions.

« La première est une solution de force. Il est impossible à un astronef tout seul d’attaquer Bophal. En revanche, il n’est pas douteux que si nous mettions dans la balance toute une flotte puissamment armée d’engins atomiques, nous finirions assez vite par anéantir ces créatures. Mais quel serait le résultat ? Nous subirions sans doute de grosses pertes, et nous ne délivrerions pas les prisonniers : ils périraient eux aussi. Vous me direz qu’ils seraient vengés et que les kidnappings cesseraient. D’accord. Mais je n’aime pas les solutions de vengeance. C’est pourquoi je rejette celle-là.

« Pour les deux autres, j’ai besoin du concours de Pflat. Vous savez déjà comme moi que les Bomors, avant leur catastrophe, trouvaient leur équilibre vital grâce à l’aide des Brlists, qui habitent une lointaine planète. Or, les Bomors ne pouvaient réaliser le contact avec ceux-ci qu’au moyen de la navigation dite instantanée, procédé de déplacement ultra rapide dans l’espace, et dont ils ont perdu le contrôle après la catastrophe. Il est possible qu’un Bomor puisse retrouver plus facilement les moyens d’utiliser ce procédé sur une autre planète que sur la sienne, qui a dû être privée de certains éléments nécessaires. Il est possible que nos savants puissent l’y aider. Si nous y parvenions, le problème serait résolu. Les Bomors ne feraient assurément aucune difficulté pour rendre les captifs. Et vous voyez ce que notre propre civilisation y gagnerait du même coup.

— C’est juste, dit un de mes collègues. Et votree troisième solution ?

— Elle requiert plus encore que la précédente la coopération de Pflat. Il n’est pas du tout sûr que nous retrouvions ce qui rend possible la navigation instantanée. Il faudra donc chercher aussi dans une autre voie. Je suis biologiste. J’ai beaucoup médité sur le cas des Bomors. J’ai compris leur drame, qui est un drame de la faim… Un drame comme il y en a si souvent dans le monde. Aujourd’hui, tous les hommes mangent à leur convenance. Il n’en a pas toujours été de même dans le passé. Combien de morts affreuses après une vie lamentable, et aussi combien de guerres, de révolutions sanglantes ont été causées par la faim – cette faim qui peut prendre d’autres formes, nous le savons maintenant, que celles que nous connaissons !… Je me suis dit que s’il était possible, avec la collaboration de Pflat, de découvrir quelque procédé de nutrition mentale moins cruel que celui auquel ses semblables étaient obligés de recourir depuis leur catastrophe, le problème serait résolu. Vous connaissez maintenant mes idées. Je vous ai déjà dit qu’elles étaient partagées par des hommes éminents. C’est dans cet esprit que nous devons dès maintenant, à bord de cet astronef, nous mettre tous à travailler. Êtes-vous d’accord ?

Tout le monde fut d’accord. La discussion qui suivit ne porta que sur la division du travail. J’avais emmené avec moi uniquement des physiciens, des chimistes, des biologistes et des linguistes. Les quatre rescapés, qui connaissaient mieux que nous la mentalité et les sciences des Bomors, nous apporteraient un précieux concours. En outre, Mihiss et Luigi connaissaient la langue parlée par cette race.

Dès que cette séance fut terminée, je retournai voir Pflat en compagnie de mon ami Luigi Shraf et des trois humanoïdes. Il semblait calme et reposé. Je lui rapportai très exactement ce que j’avais dit aux membres de notre expédition. Je lui demandai ce qu’il en pensait.

Il réfléchit un instant. Je voyais les curieuses phosphorescences de son cerveau à travers son crâne transparent. Finalement, il me dit sur un ton assez désabusé :

— Vous êtes bien bons de ne pas songer à nous détruire. Si vous y mettiez le prix, vous y parviendriez en effet assez vite, et c’est sans doute ce qui pourrait nous arriver de mieux dans l’état où nous sommes…

Il se tut un instant, réfléchit encore.

— Quant aux solutions qui vous sont venues à l’esprit, dit-il, ce seraient assurément les meilleures… Mais vous pouvez bien penser que nous avons tenté nous-mêmes, désespérément, de résoudre ces problèmes… Sans y parvenir… Je doute fort, hélas ! que nous y parvenions ensemble… Il y a toutefois, dans ce que vous venez de me dire, quelque chose qui m’a frappé… Vous avez pensé que sur une autre planète je verrais peut-être mieux certaines choses que sur la mienne… C’est possible… Nous, les Bomors, nous avons passablement navigué dans l’espace. Mais avant la catastrophe, nous le faisions presque uniquement pour notre agrément, ou pour aller recueillir ce qui nous était vital sur la lointaine planète Pfra, chez les Brlists. Et depuis la catastrophe, nous n’avons quitté notre globe que pour chercher ailleurs, furtivement, ce qui nous manquait. Dans les secteurs de l’espace que nous avons visités autrefois, nous n’avons jamais fait ni eu envie de faire ce que vous appelez de la prospection. Nous flânions en quelque sorte en touristes, recherchant les sites curieux. Nous n’avons jamais songé à nous installer ailleurs que chez nous… Je crois l’avoir déjà dit à certains d’entre vous, nous limitions notre population aux possibilités de notre propre globe, et nous la limitions beaucoup parce que nous aimions être à l’aise. Tout ce que nous utilisions – à l’exception de notre nourriture mentale – provenait de Rrfac… Absolument tout. Nous n’avons jamais rien prélevé ailleurs… Il est donc possible, malgré tout notre savoir, que certains phénomènes naturels nous aient échappé… Il est possible qu’à la faveur d’un contact plus poussé avec une autre civilisation, je découvre certaines choses ou en redécouvre d’autres dont nous avons été privés depuis la catastrophe. En tout cas, je suis prêt à coopérer avec vous… Si vous le voulez, nous pouvons nous mettre immédiatement au travail…

Son discours m’avait un peu refroidi. Mais sa bonne volonté me parut évidente et me rassura. Mihiss me prit la main et me dit télépathiquement :

« Il garde quelque espoir que ce travail aboutira à un résultat. Je le lis dans sa pensée. C’est bon signe. »